Quand l’état assassine…

(L’Homme me signale dans l’oreillette que mon titre est extrême et gonflé. Ben oui. C’est bien le but.)

Il est 7h00, mon réveil s’est mis en route, j’émerge péniblement. Je reste blottie sous la couette quelques secondes, pour sortir de mes rêves, reprendre pied dans ma vie, dans la réalité…

La voix à la radio ne m’aide pas. Elle me fait toujours un peu sourire, cette voix qui cause anglais avec un accent texan prononcé. Et donc il me faut toujours quelques minutes pour réaliser, pour me resituer géographiquement et pour entamer une nouvelle et banale journée de ma petite vie.

Je me lève, je me glisse dans la salle de bain, me lave et m’habille. En écoutant toujours d’une oreille la radio, je ne dois pas rater l’heure, il n’est pas question d’arriver en retard au boulot. Je m’arrête un instant, on annonce les nominations aux prochains Oscars. Du haut de mes 23 ans et de ma petite vie insouciante, les Oscars, ça fait rêver. Alors avant d’aller bosser au Kerrville Convention and Visitors Bureau (Texas, USA), je rêvasse 3 minutes de paillettes et de glamour…

Puis je sors de ma chambre, je descends les escaliers. Je vais faire comme chaque matin, prendre le journal du jour que mon oncle a mis sur la table de la salle à manger, flâner jusqu’à la cuisine, sortir les gaufres congelées du réfrigérateur (que ma tante n’achète que pour moi en faisant ses courses au Wall Mart), les enfourner dans le grille-pain, attendre qu’elles chauffent en buvant mon jus d’orange et, finalement, les engouffrer non sans au préalable y avoir versé au moins la moitié de la bouteille de sirop d’érable. Et en faisant cela, je lirai, comme chaque matin, les « Peanuts » en dernière page du journal. Snoopy est bien plus intéressant que toute l’actualité du monde réunie.

Je descends donc les escaliers.

Mais, voilà, ce matin ce ne sera pas pareil.

Vue du milieu des marches qui donnent sur la salle à manger, la photo en première page du journal a un air vraiment menaçant. Le titre est énorme. Je descends plus lentement. Je m’approche et je lis…

La photo est celle d’un homme, blanc. Le titre dit en lettres majuscules qu’il a été exécuté la veille par injection létale. Je reste abasourdie devant la violence de l’annonce. Devant la publicité de la chose. J’ouvre le journal mais je n’arrive pas à lire. Ce que cet homme a fait, je n’en sais rien, s’il y avait un doute sur sa culpabilité ou s’il était à 300% coupable d’actes atroces, je n’en sais rien non plus. Je ne parviens de toute façon pas à lire. Je suis choquée, hébétée par l’institutionnalisation de la mort, par l’annonce officielle de la nouvelle. Par cette irruption d’une mort « légale » dans ma vie. Je ne sais plus où je suis, je me sens mal, je sais juste une chose, c’est que j’ai envie de fuir, fuir cet endroit où on tue et où je ne me sens plus en sécurité dorénavant. Pas parce qu’un assassin rôde peut-être autour de la maison, non, mais parce que l’Etat, l’Etat lui-même justifie et institutionnalise ce que, par ailleurs, il condamne et punit. Je peux retourner la situation dans tous les sens, je ne comprends pas cette incohérence.

Je n’ai pas mangé ma gaufre. Je n’ai pas lu mes Peanuts. J’ai remis le journal à sa place, sur la table.

Mon oncle est rentré dans la salle à manger, prêt à me conduire au boulot. Il me regarde inquiet, me demande si ça va. Je grommelle oui entre mes dents. Il me signale que je n’ai pas mangé, je lui réponds que je n’ai pas faim.

Je sors de la maison, je monte dans le Pick-Up. On roule sur la grand route qui va me conduire au boulot. Je ne desserre pas les dents. Mon oncle n’insiste pas, mais il me regarde, toujours inquiet. Je n’ose pas lui expliquer mon mal être, il est né et a grandi dans ce pays, dans cet état. Je ne veux pas attaquer l’endroit où il vit, ni les lois qui y sont faites et appliquées, je ne veux pas entrer dans ce débat-là. Et je sens que je ne parviendrai pas à lui expliquer mon état, ma peur, mon insécurité. Alors je me tais…

Au boulot, personne n’évoquera cet événement.

Le lendemain, je mangerai, et je lirai « Peanuts ».

Mais il y a quelque chose en moi qui aura changé. Indescriptible. Prégnant. Profond.

Cette année-là, l’état du Texas, avec G.W. Bush Jr à sa tête, battra le triste record du plus grand nombre d’exécutions capitales aux USA.

A l’heure où je vous écris, un homme attend son injection létale légale dans le couloir de la mort.

A l’heure ou vous me lisez, il est mort.

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