Lettre d’amour et de fierté (A la Belgique)

« Hey, salut le Belge, je te sers quoi ? »

On est dans un bar parisien. Début des années 80. Dans le quartier de Barbès. Je ne me souviens pas de l’endroit avec exactitude, je ne sais plus quel âge j’ai : 8, 10 ans ? Mais je me souviens du bar par contre. Extrêmement bien. De son zinc brillant, de la fumée des cigarettes, de ses tabourets hauts, de ses vitres ouvrant sur la rue dont une, d’ailleurs, sera brisée un jour où nous nous y trouvons par un client mécontent…

Ce bar est le bar préféré de mon père. Il y est connu comme le loup blanc. Il y boit son pastis régulièrement. Quelle drôle d’idée d’y embarquer sa fillette, mais moi, je suis fière comme la reine d’Angleterre, je ne voudrais pour rien au monde être autre part. On m’y sert un anis à l’eau. « Elle est marrante, ta gamine, elle boit la même chose que son père, version pour les mômes », oui, et c’est le seul endroit au monde où je peux boire un truc pareil.

J’écoute les discussions, en sirotant mon anis. Et, moi d’habitude si bavarde, j’ouvre peu la bouche. Et quand je l’ouvre, je contrôle ce qui en sort. Pas le contenu, non, là, j’ai confiance, il fera mouche, j’ai de la répartie et je fais pouffer tout le monde; mais le contenant. Mon accent. Mon vocabulaire. Je filtre, j’oblige mon oreille à capter les nuances, et à les reproduire.

Je suis belge et j’en prends pleinement conscience.

Mon père, même s’il travaille à Paris depuis quelques années déjà, revendique cette belgitude. Cela m’étonne. Moi qui suis plutôt gênée de cet état, lui, il en fait une force, une originalité, une marque de fabrique. Et qu’on l’appelle « Le Belge » le rend fier. Pourtant, ni lui ni moi n’avons un accent « belge » prononcé. On pourrait nier l’affaire. Mais non. Et non seulement, il ne le nie pas, mais il le clame et le réclame. Il n’est pas français, qu’on se le dise !

Et, paradoxalement, alors que dans mon propre pays personne ne revendique jamais cette fierté, que l’on ne me parle pas le moins du monde de belgitude, qu’au contraire, même, se moquer de soi-même et de cette nationalité peu sexy est LA chose à faire, je découvre, ici, à Paris, la possibilité d’une fierté, d’une identité, d’une spécificité. Non, je ne suis pas française. Et c’est un atout, un plus, une richesse.

Mon père parle 3 langues couramment : le français, le néerlandais et l’anglais. Il a une culture dingue, il peut parler de tout. Il a une ouverture d’esprit que, je me rends compte, beaucoup de gens lui envient.

Est-ce parce qu’il est belge ? Oui. Certes, sa curiosité intellectuelle y est pour beaucoup mais… les 3 langues qu’il parle, c’est tout simplement parce qu’il vient de Belgique. Né d’un père flamand et d’une mère bruxelloise bilingue, il a appris les deux langues. A l’enfant que je suis, cela paraît évident. Ce ne l’est pas en France. Il a appris l’anglais à l’école, voilà pour la troisième langue.

Une richesse… Qu’il a essayé de me transmettre. La Belgique, paradoxalement, c’est lui qui me la fera découvrir. En voulant faire visiter son pays aux parents de sa femme, parisiens eux aussi. J’ai donc parcouru mon pays avec des Français, découvrant grâce à eux des endroits superbes, de Spa à Bruges, en passant par l’Atomium à Bruxelles. Ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes devant les choses que je découvrais, posant mille et une questions.

« Tiens, tu connais l’hymne national ? »

Non, je ne l’ai jamais appris. Pas même à l’école. A la place, on a appris « Le plat pays » de Jacques Brel. L’instit devait trouver cela plus joli. Et moins pompeux.

En 1992, je rentre dans l’auditoire (amphithéâtre, en français de France) de mon cours de Droit Public Belge.

« Ne vous basez pas sur le cours de l’année passée, que ne manqueront pas de vous refiler des congénères bien intentionnés, il n’est plus valable. En fait, vous n’avez pas de chance, la constitution ayant changé, vous allez devoir étudier et l’ancienne, et la nouvelle, je veux que vous en compreniez le changement, que vous puissiez en saisir le profond bouleversement, mon syllabus (polycopié, en français de France) est déjà imprimé, je vous conseille vivement d’aller le chercher le plus vite possible. »

Je vais m’atteler à étudier une Belgique dont le fonctionnement n’a plus rien à voir avec ce que je connaissais avant. Faite de régions et de communautés, de commissions et autres ensembles plus ou moins cohérents dans ma tête. Là où, avant, il n’y avait que 9 provinces. Que ma mère, tout comme mon père, me faisait retenir : « il y a 9 boules à l’Atomium, comme les 9 provinces de Belgique ». Ces 9 provinces ont été vidées de leur substance, au profit d’institutions bien plus complexes, bien plus hermétiques pour tout citoyen belge qui n’aurait pas étudié le droit public.

Cette réforme entérinera une marche en avant qui avait commencé bien avant ma naissance. Mon oncle me racontera comment, étudiant à l’université de Leuven (alors bilingue mais en territoire flamand), il a dû aller terminer ses études à Louvain-la-Neuve, université construite rapidement car les francophones n’étaient plus « désirés » (c’est le moins que l’on puisse dire) à Leuven. Ma grand-mère me parlera de la « question royale » qui a déchiré le pays, et j’en passe et des meilleures…

Et pourtant, tous, à l’instar de mon père, m’ont transmis cette idée « tu es belge, sois-en fière ».

Fière de quoi ? Fière de ces maisons, à trois rues de la tienne, construites par ton arrière-grand-père. Fière de voir ton fils marcher dans les mêmes rues que ses aïeux. Même si lui et eux ne parlent pas la même langue.

Fière de quoi ? Fière d’un pays qui parle plusieurs langues justement, qui ne met pas en avant un nationalisme exacerbé, qui sait rire de lui-même, qui a le succès modeste, qui fait valoir des qualités de coeur énormes, qui a des artistes au talent brut, fort et puissant.

Fière, et amoureuse. Du moins de ce pays de mon enfance et de mon adolescence.

Aujourd’hui, je ne lui reconnais plus toujours toutes ces qualités. Et, en le privant de ces qualités, justement, on l’assassine.

« 9, y’a 9 boules ! Pourquoi y’a 9 boules à l’Atomium, papa ? »

« Cela représente les atomes d’une molécule de fer, mon grand »

Parfois, je me dis qu’il finira peut-être lui aussi en train de boire un pastis dans un bar parisien… mais, si ça tombe, plus personne ne pourra l’appeler « Le Belge » et il se dira certainement qu’il lui manque quelque chose… d’indéfinissable. Comme un amour perdu, assassiné.

Et le pire, c’est que, nulle part, jamais, personne ne payera pour le crime commis contre son pays mais que, en fait,… c’est lui qui sera condamné à vie.

(ce billet a été écrit dans le cadre d’un appel de Charles Bricman : Blog Carnival, lettre à la Belgique ; mercredi, tout comme lui, je mettrai sur ce blog un lien vers tous les articles qui auront été écrits suite à cet appel)

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