(Cet article fait partie de la série « Calendrier de l’Avent », pour retrouver les explications et l’article du Jour 1, c’est par ici)
Cela n’a échappé à personne, Fidel Castro est mort.
(Et si cela vous avait échappé, ben voilà, z’êtes au courant, merci quiii ?)
Et depuis sa mort, j’entends partout que, si les Cubains sont tristes, c’est qu’ils y sont forcés par le système, qu’on leur a lavé le cerveau depuis l’enfance et que cette tristesse est obligée et feinte. Qu’en fait ils n’osent pas dire qu’ils sont soulagés d’être débarrassés de Castro qu’ils détestaient.
C’est étrange comme vision car je n’ai pas vraiment eu la même en visitant et me renseignant sur le pays. La réalité est un peu plus complexe.
Mon voyage là-bas ne fut pas le meilleur de ma vie et les souvenirs que j’en garde sont plutôt… mitigés. Vraiment. Dans l’île, une impression de harcèlement quasi continu (pour des « CUC » la monnaie cubaine réservée aux étrangers), une nourriture peu variée (et peu est un euphémisme) et une infrastructure défectueuse (à côté des routes cubaines, les routes wallonnes sont un exemple de bon entretien et de confort, c’est vous dire) m’ont donné envie de faire demi-tour plus d’une fois (bon, ok, on admet, c’était moyennement faisable). Dans les resorts (où nous ne sommes restés que 4 jours et qui sont réservés aux seuls touristes), l’abondance incroyable (on sait où va la nourriture, du coup), l’accès interdit aux Cubains (oui, oui, les Cubains n’ont pas accès à leurs propres plages de rêve, seuls les touristes l’ont, il faut montrer son passeport pour y aller) et la bulle dans laquelle vivent les étrangers ont achevé de me donner envie de prendre le large (ou, du moins, de ne plus y revenir, pour ne plus être complice de ce système).
Mais par ailleurs… la rencontre avec les gens (passé le premier contact où ils ont tous un cousin chez qui ils veulent vous emmener pour vous faire manger, acheter des cigares, faire une visite de leur ville, etc.) reste un souvenir prégnant.
Pour exemple, cette anecdote :
Nous étions à La Havane, au début de notre périple. Notre petite bande de potes avait parcouru la ville de long en large, avec un guide (officiel, celui-là), en vieille voiture américaine (voir la photo du petit de l’Homme plus bas) mais surtout à pied. Et c’est pile à ce moment-là qu’une de mes sandales a décidé de me lâcher (la vache). Rappel, on est à Cuba, pas dans un pays où le commerce règne en maître, autant vous dire qu’aller acheter une nouvelle paire de sandales est une option peu envisageable (on peut, mais le choix ne sera pas vaste). La sandale est réparable, je m’enquiers donc d’un cordonnier auprès de la réception de l’hôtel. Qui me répond gentiment qu’il y en a un plus loin dans la rue.
Accompagnée d’Amélie (qui se dit qu’elle ne va pas me laisser seule dans cette galère), je me rends donc chez ledit cordonnier… dont le magasin tient plus de l’aubette-bui-bui sombre au fond d’un couloir en travaux que du très propret Mister Minit du coin de ma rue en Europe. Je m’efforce de me remémorer mon espagnol d’antan (oui, je le parlais plutôt pas mal à une époque) et confie ma sandalette à un homme tout fripé qui se barre avec. Je me demande s’il y a espoir de la revoir un jour vivante, ou réparée.
Le vieil homme revient, content de lui et ayant confié ma sandale à son collègue (visiblement, l’étroitesse de l’aubette permet quand même de s’y entasser à plusieurs, c’est pas gênant) et en revenant vers moi, il a un livre en main qu’il me tend… Je le prends, un peu étonnée, et découvre que c’est un manuel d’apprentissage du français datant de… 1952.
« Vous êtes Française ? »
« Oui » (non, ok, mais, là, en plein Cuba, au fond d’un couloir, face à une aubette sombre et un vieil homme tout content, j’avais pas envie de commencer à expliquer que, non, il n’y a pas que les Français de France qui causent français, j’ai laissé tomber ce débat.)
« Vous pouvez me corriger sur mon français ? Je l’apprends pour l’instant ! »
Hein ???!!
Je le regarde, éberluée, et mon regard retombe sur le livre, qui date de la naissance de ma mère au bas mot et dont les phrases sont délicieusement surannées. Il veut que je corrige son accent.
« Je lis les phrases et vous me dites si ça va, d’accord ? »
J’échange un regard un peu perplexe avec Amélie et elle pouffe.
« D’accord, allez-y, lisez. »
Et pendant 20 minutes (oui, il n’y a pas de notion de rentabilité à Cuba, on prend le temps qu’on veut pour recoller une sandale, faut s’y faire), j’aide le vieux monsieur à lire des phrases tirées d’un manuel de français dont un mot sur deux n’est plus utilisé dans le français courant d’aujourd’hui. Mais on s’en fout, c’est rigolo. Et c’est joli.
Au final, le jeune collègue ressort avec ma sandale, impeccablement réparée (elle a encore tenu deux ans alors qu’elle était clairement en fin de vie à la base) et le vieux me demande 1 CUC. Je sais que la réparation ne vaut pas cela, que les autres personnes ont payé quelques pesos (c’est la monnaie pour les Cubains, elle vaut 100 fois moins que le CUC, qui, lui, est équivalent au cours du dollars), mais en comparaison avec le prix que je payerais en Europe (mon Mister Minit, en tablant qu’il ait accepté de réparer ma sandale – rien n’est moins sûr -, m’aurait demandé minimum 5 euros), je suis largement gagnante. Je paye donc mon CUC.
Et gagne un bisou en retour du vieux monsieur tout fripé (devant le regard narquois d’Amélie qui veut clairement dire « veinarde, va ! »).
On est rentrées à l’hôtel, avec une toute belle sandale et un vrai fou-rire.
Et cette impression que, partout, à Cuba, apprendre et apprendre encore n’est pas un vain mot.
Et voilà où je voulais en arriver :
Oui, Castro a été un dictateur atroce, responsable de l’emprisonnement, la torture et la disparition de gens opposés à son idéologie. Responsable d’une chape de plomb sur toute idée de démocratie à Cuba.
Mais en même temps, avant lui, Cuba était déjà sous le joug d’une autre dictature.
Et Castro a permis à un paquet de Cubains d’avoir accès à la culture, à l’éducation et à des soins. Il a permis aussi que plus personne n’y meure de faim. Ok, on bouffe mal, du riz et du poulet à tous les repas (purée, j’en pouvais plus), mais on n’y meurt plus de faim.
Et même au plus profond des campagnes, les enfants savent lire et écrire et ont accès aux universités.
Et c’est pour cela que les sentiments des Cubains envers Castro ne sont pas aussi « tranchés », il a été leur ciel et leur tombe à la fois. Il a aussi tenu tête à la plus grande puissance du monde, et de cela ils en sont plutôt vachement fiers.
Et même quand ils ont fui Cuba, cette ambivalence de sentiments subsiste. En témoigne ce texte de Courrier International (si vous avez 5 minutes, je vous le recommande chaudement et je remercie Yves de me l’avoir fait découvrir !!!) par l’écrivain cubain José Manuel Prieto, qui explique à son chauffeur de taxi que, non, il ne peut pas complètement détester Castro car, s’il a pu réussir en dehors de son île, c’est bien grâce à l’éducation (ils apprennent super bien les langues, à Cuba, entre autres, même avec des livres de 1952) qu’il a pu suivre dans son île, gratuitement, et instaurée par Castro. Que donc il vit avec cette ironie que, ok, il doit à Castro son exil (car il n’avait aucune perspective d’avenir sur Cuba et qu’il y étouffait), mais il lui doit aussi sa réussite ailleurs (car il était éduqué et bien préparé pour que son travail soit reconnu ailleurs).
Une ironie et une ambivalence que les Cubains n’ignorent pas.
Donc voilà, oui, ils pleurent un dictateur. Leur vie va peut-être changer… mais est-ce pour un bien ?
Elle avait déjà commencé à changer sous son « règne » (et surtout sous celui de son frère Raul), la possibilité de gagner de l’argent en ouvrant des petits « restaurants » chez l’habitant est devenue légale et ils se font ainsi de l’argent grâce au tourisme (bon, du coup, il est un peu écrit « pigeon » sur la tête des touristes, j’avoue) et une certaine détente économique (à l’instar de la Chine) a timidement commencé à voir le jour.
Bon, évidemment, le tourisme des resorts (appartenant pour la plupart à des chaînes espagnoles) ne profite en rien aux Cubains (et ça, je ne m’en remets pas) et la liberté d’expression reste très réduite (ceci dit, du coup, leurs radios sont vachement reposantes, hein… Musique cubaine et classique en continu, annonces culturelles… A nos oreilles et juste le temps d’un séjour, ça paraît relaxant). Pas de pub non plus dans les rues des villes cubaines (là, j’avoue sans honte, c’est le BONHEUR) mais des slogans, certains plus inspirants que d’autres (cf ma photo ci-dessous, celui-là, je le trouvais parlant).
Et… « L’internet dont tu parles dans ton titre ? » me direz-vous.
Ha ben, je vous garde le meilleur pour la fin.
On m’avait prévenue : Internet est très difficilement accessible sur l’île. Donc j’avais pris soin de me faire remplacer au boulot. N’empêche, intoxiquée comme je suis (et comme nous le sommes tous, niez pas), j’avais quand même envie de voir si tout roulait. Et donc un jour, le dimanche au milieu de mon séjour, en voyant qu’il y avait une « salle internet » à l’hôtel (et réservée aux touristes exclusivement), j’ai demandé à la réceptionniste si je pouvais y avoir accès…
« Ha je suis désolée, madame, Internet est fermé, le dimanche » m’a-t-elle répondu d’un air entendu.
HA.
Google ou Facebook, si tu m’entends…
Va falloir que t’informes mieux les Cubains de tes heures d’ouverture, là.
Aux dernières nouvelles, ils n’avaient pas trop l’air au courant…
Pour le texte du JOUR 3 du calendrier de l’avent, cliquez ici !
PS : si vous lisez l’anglais, je vous conseille également ce texte-ci du New York Times, écrit à l’annonce de la mort de Fidel Castro et qui explique également l’ambivalence dont je parle plus haut.
(Toutes les photos qui illustrent cet article – comme la plupart de mes articles, d’ailleurs – appartiennent à l’Homme et ne sont pas libres de droits)