(La photo qui illustre cet article montre le petit de l’Homme sur les épaules de son père dans les rues de Berlin un soir d’été)
Une chose dont nous sommes sûrs : nous vivons une période historiquement perturbée.
Une chose dont nos enfants seront sûrs : leur enfance était une période idyllique.
D’où viendra cette différence de perception ? Et pourquoi en suis-je si sûre ?
Parce que je vois les périodes troublées de l’Histoire et que j’entends des gens m’en parler comme du « bon vieux temps ».
Parce que j’ai entendu mes grands-parents me parler de leur enfance dans les années 30 comme d’une époque où la douceur de vivre régnait…
On est tous d’accord que « douceur de vivre » est certainement la locution qui caractérise le moins cette période de l’Histoire faite de racisme, de peur et de violence. Et que de nombreux enfants y ont même perdu la vie.
Mais ceux qui ont été épargnés par l’horreur, ceux qui ont pu continuer leur vie entourés de tendresse et protégés de l’horreur ont gardé de cette période l’idée qu’on se fait de l’enfance : un monde de douceur et d’innocence.
J’ai la même impression quand j’entends les gens de ma génération. Nous avons aussi connu des attentats, la peur, les gardes armés dans les supermarchés… Mais nous gardons surtout de notre enfance le souvenir des moments tendres et de la vie au quotidien, pas la « big picture », pas les informations nationales ou mondiales. Les mouvements sociaux et politiques nous ont échappés, du moins si la vie et nos parents nous en ont protégés.
Le petit de l’Homme a 13 ans, l’Homme et moi avons toujours eu pour principe de ne pas le tenir dans l’ignorance de ce qu’il se passe autour de lui. Depuis qu’il est en âge de comprendre, nous lui expliquons ce qu’il se passe dans le monde, ce qui fait les gros titres de l’actualité. Nous ne l’exposons pas aux médias mais nous lui expliquons les choses nous-mêmes, avec des mots à sa portée, des explications de son âge et nous évitons de rendre l’information plus anxiogène qu’elle ne peut l’être déjà.
Et il est évident qu’en 13 ans, il s’est passé pas mal de choses plutôt tragiques. Il était important que le petit comprenne ce qui l’entoure, nous ne voulions pas que d’autres personnes, enfants ou adultes, lui racontent des faits angoissants, d’autant plus angoissants que ses parents ne lui avaient rien dit. Notre rôle est donc de le préserver en le tenant au courant, qu’il sache qu’il peut continuer à nous faire confiance, qu’on gère (même si ce n’est pas toujours vrai et que la panique ou le découragement nous submerge parfois aussi) et que nous sommes là pour le protéger.
Et cela a marché.
Jusqu’ici.
Jusqu’à ce soir du 19 décembre 2016.
En 13 ans, on a vu la violence se rapprocher dès les attentats à Madrid en 2004, en passant par le Pakistan, par la Syrie, par Londres, par Paris, par Nice… à en arriver chez nous. Au coin de notre rue.
Et pourtant même ce jour-là, en tant que parents, nous avons à nouveau géré. Expliqué, mis en perspective, rassuré, entouré, câliné, protégé.
Je mesure notre chance, d’autres parents dans le monde n’ont pas cette possibilité, ne peuvent pas, ne peuvent plus protéger ou rassurer leurs enfants.
Pourtant, ce soir, en ouvrant les réseaux sociaux, en voyant sous mes yeux se dérouler, presqu’en direct, la vidéo de l’assassinat de l’ambassadeur de Russie à Ankara, en découvrant ensuite la fusillade à Zurich et en voyant surgir d’un coup les images de l’attentat à Berlin, je me suis sentie dépassée, découragée, vidée. Plus que jamais.
Le petit de l’Homme a su pour Ankara, son père et moi l’avons mis au courant et nous avons pu en parler.
Il était couché quand nous avons appris pour Zurich et Berlin.
Berlin, une ville que le petit connaît, à nouveau, où il était encore cet été.
Pour la première fois, j’ai été heureuse qu’il soit couché, qu’on ne doive pas lui parler de ces nouvelles violences en plus.
C’est trop, je suis juste fatiguée…
Ce soir, j’ai juste envie d’appuyer sur pause…
Je le répète, je mesure ma chance : en Syrie, au Pakistan, en Palestine, ailleurs encore, sur les chemins de l’exil, des parents n’ont pas cette veine, ils n’ont plus cette possibilité d’expliquer les événements, de rassurer, de protéger… Leurs enfants sont plongés dans la violence, en première ligne. Et pourtant, je suis sûre, je suis certaine, qu’ils essayent de protéger leurs enfants, de les protéger encore.
Donc demain, je me lèverai et j’expliquerai, à nouveau, au petit de l’Homme, ce qu’il se passe sur la planète qui l’entoure, dans les villes qu’il connaît, et plus loin aussi.
Demain, je repars au combat, à ma façon.
Avec la même mission que tous les parents du monde : le protéger, le protéger encore.