Avoir 48 ans, l’âge auquel mon père est mort (Bon anniversaire, Marie)

Happy Birthday to me !

(Ok, j’admets, le titre de cet article est moyennement marrant.
Mais en même temps, la période ne prête pas à une hilarité débridée, donc vous allez faire avec.)

Oui, j’ai 48 ans aujourd’hui.
Oui, mon père est mort au même âge.
Et je me souviens comme si c’était hier m’être dit, en pleine cérémonie funéraire, qu’un jour, je serais plus vieille que lui (on remarquera que j’étais quand même pas mal optimiste à l’époque, pour le coup, je croyais en l’avenir !).

Ce jour est arrivé et, ô ironie du sort, en pleine pandémie.
A un moment où la mort s’affiche partout, tout le temps. Et, autre ironie du sort, avant de mourir, mon père a étouffé pendant un très long moment, comme en écho aux personnes qui s’étouffent actuellement.

Une différence néanmoins : à une époque où la mort s’affiche de manière froide et déshumanisée, en chiffres et tableaux, je garde l’image de mon père riant, chantant (c’était son métier, il était artiste) au regard bleu acier perçant. Vivant, terriblement vivant.
Tout, sauf un nombre.
Et je me dis que c’est certainement aussi le cas pour toutes les personnes, familles, qui ont perdu un être cher depuis plus d’un an.

Cela fait un an que je me justifie auprès de mes amis et connaissances. Oui, je respecte les mesures, non, je ne changerai pas d’avis.
J’ai l’air con à en crever.
Mais je tiens bon.
Pourtant, oui, tout ce qui faisait mon quotidien et l’essence même de ma vie (les sorties, les restos, le théâtre, les voyages,…) me manque.
A en pleurer, hurler, clamser.
Qui plus est, je suis fille d’artiste, j’ai été, aussi, artiste, et cette période me fiche deux claques (et encore, je suis gentille) quant à la manière dont on perçoit les artistes en ce bas monde (et je ne parle pas juste de la Belgique, hein)….

Les gens imaginent qu’il ya deux camps : les gens-qui-respectent-les-mesures-et-qui-vont-bien et… les autres-qui-ne-les-supportent-pas-et-qui-vont-mal.
Ce simplisme est magnifique de connerie.
La réalité est un peu plus complexe.
La réalité me rappelle mon père.

Cet artiste qui a brûlé la vie par les deux bouts, qui y a laissé son souffle.

Cet homme qui a aussi laissé deux orphelins, qu’il a peu élevés (j’en parle ici), mais qui leur a légué sa fantaisie, sa rage de vivre et… cette maladie qui fait qu’ils SAVENT ce que c’est qu’étouffer.

J’étouffe depuis l’enfance.
Je me bats pour respirer depuis l’enfance.
Je sais le combat, la douleur (hé ouais, ça fait mal, en fait) et la peur que ça génère.
Je vous rassure, je ne vais pas vous faire pleurer, je ne trouve même pas cela grave : comme pour tout, on s’y fait.
Vivre avec la maladie, là, pour le coup, on sait ce que ça signifie. Et on gère, ça ira, passons.

Mais justement, vu que je sais…
Je sais aussi que je ne veux pas faire partie de cette chaîne de mort qui condamne un autre être humain à subir cela.
Je suis désolée, traitez-moi de cruche, mais je peux pas.
Il y a des milliards de malheurs sur Terre, je ne peux les éviter tous (rappel à ceux qui ont des arguments photocopiés : le cancer n’est pas causé par un virus, ce n’est pas contagieux, empêcher cette maladie de proliférer est donc plus complexe), mais si je peux déjà éviter ce malheur-là, allons-y. C’est déjà ça de pris.

Et non, ce n’est pas de ma vie dont il s’agit. J’ai été choyée, entourée, aimée, soignée, protégée pendant cette pandémie. Je fais partie des culs bordés de nouilles. Alors la moindre des choses est de ne pas, en plus, réclamer un supplément de sauce pour mon petit confort en créant plus de détresse.
Quand j’ai eu accès à la vaccination (et je ne remercierai jamais, jamais, jamais assez la personne qui m’a permis cela, en écho avec mon médecin et ma mutuelle), des connaissances, déjà vaccinées, m’avaient dit « tu verras le poids qui s’enlève de tes épaules quand tu as le vaccin… »
Cela ne s’est pas passé comme cela.
Y’a rien qui s’est barré. La chape est restée.
Ma volonté aussi.

Peut-être est-ce dû au fait que je sais ce que c’est qu’avoir peur de mourir étouffée (cela m’arrive encore plusieurs fois par an, même sous traitement, mais le dites pas à ma mère, elle ferait un infar).
Peut-être est-ce dû au fait que je sais la douleur que c’est de perdre un proche, de se demander comment il/elle est parti(e), de ne pas lui avoir tout dit…

Peut-être en fait que cela n’a rien à voir.
Que je suis comme ça et qu’il faut m’accepter avec cette intransigeance-là.

Je ne le saurai jamais.

Aujourd’hui, je pense juste à mon père.
A cet homme qui n’a que peu respecté les limites et les conventions, qui a mis sa santé, sa vie (mais juste la sienne, notez) en danger.
Et qui a vécu ce qu’il voulait vivre.
Pour, comme il me le répétait, pouvoir se regarder en face dans un miroir.
Il a choisi sa vie.

Lors de ces derniers mois, j’ai vu beaucoup d’amis, de connaissances qui, loin du misérabilisme ambiant, se sont révélés, ont développé leurs projets, se sont lancé dans de nouveaux défis. Leur nombre est d’ailleurs assez soufflant.

Combien de fois n’ai-je pas entendu « Ne le répète pas, mais sérieux, sans cette pandémie, je n’aurais jamais pu vivre ce que je vis, c’est super positif ». J’hallucine à chaque fois.

Mais pourquoi ne le dirait-on pas ?
Pourquoi n’ose-t-on pas dire, aussi, que cette période est riche d’enseignements, de bonheurs (déjà là ou à venir), de choses positives ?
Parce qu’il y a, par ailleurs, des gens qui souffrent ?
Je vous arrête tout de suite, que vous soyez heureux ou pas, que vous trouviez votre voie ou pas, cela ne changera pas le sort des autres.

Que du contraire en fait…
Puisez dans votre bonheur l’énergie qui fera le bonheur d’autrui.
On en a tous besoin. Viscéralement.

Mon père était artiste et essentiel.
Sa vie et sa santé l’étaient aussi.
L’un n’exclut pas l’autre.
Le combat ne doit pas se faire sur un seul plan.
Il est global ou il n’est pas.

Alors si, comme cela, par empathie, par amour, par solidarité, vous pouviez aujourd’hui et dans les jours, mois qui viennent, empêcher que quelqu’un d’autre ne s’étouffe…

FAITES-LE

Happy éternel birthday, papa.

Marie, le 29 avril 2021